5 décembre 1996
Franquin franco GÉRARD LEFORT ET MATHIEU LINDON Rencontre à Bruxelles avec le dessinateur de Spirou et Fantasio et le créateur du Marsupilami. Aucun doute ne subsiste: il est bien aussi le père de Gaston. Après quatorze ans de silence, parution de "Gaffe à Lagaffe!". Bruxelles, envoyés spéciaux "On se dessine quoi qu'on fasse." Tel Gaston, son créateur suscite une sympathie immédiate et une fantaisie contagieuse. Ce n'est peut-être pas leur seul point commun. Victime d'ennuis cardiaques et d'"une tendance à la dépression", André Franquin raconte ainsi un séjour à la clinique: "Un jour, le kiné m'a apporté une cassette de relaxation pour m'aider à m'endormir. Il l'avait enregistrée lui-même, mais, pendant qu'il le faisait, il y avait des travaux à la clinique. De sorte que la seule chose que j'entendais sur la cassette, c'était le "Tac Tac Tac" des ouvriers." A 72 ans, ça fait déjà trente-neuf ans qu'il vit avec son gaffeur. Gaston est apparu pour la première fois dans le journal Spirou le 28 février 1957. Il y avait alors déjà plus de dix ans que Franquin dessinait Spirou et Fantasio, puisqu'il avait commencé à exercer son métier en 1946. Aujourd'hui, il ne travaille plus que pour son plaisir, mais paraît, quatorze ans après la Saga des gaffes, un nouveau recueil de Gaston tiré à 600 000 exemplaires en français, Gaffe à Lagaffe!, composé d'anciennes planches et de plus récentes, toutes inédites en album. Ce quinzième volume est largement à la hauteur des précédents. En 1968, Franquin en a soudain eu sa claque des aventures de Spirou, et a laissé tomber le petit groom et son ami le journaliste Fantasio. Comme il n'avait pas créé les personnages, il n'en a pas conservé les droits. Lui restaient Gaston et le marsupilami. On ne voit qu'eux aujourd'hui dans l'atelier de Franquin qui jouxte son appartement, dans une commune résidentielle de Bruxelles: une statue grandeur nature (si on peut dire) du marsupilami, la voiture de Gaston reconstituée par un admirateur bricoleur (elle est téléguidée, tel le fer à repasser repensé par Gaston dans Gaffe à Lagaffe!) et une banquette rouge moderniste, dite "style Spirou" par les designers.
"Comme Gaston, j'aime dormir. Mais je dors de moins en moins bien. Je fais des cauchemars. Je me suis toujours beaucoup servi de mon imagination. Maintenant, je fais moins mon métier mais mon imagination continue. Elle me revient sous forme de cauchemars extrêmement complexes. Ce sont des histoires qui durent des heures. Je suis perdu dans des impasses, dans des labyrinthes. Je suis en bagarre contre mon imagination." Pour les Idées noires, carnet de bord d'un dépressif, Franquin avait déjà inventé le labyrinthe sphérique. "C'était le labyrinthe idéal, définitif. Je ne pouvais pas croire que personne n'y avait pensé avant. J'ai demandé à Gotlib de se renseigner. Il m'a dit: "Non, ça n'existe pas. Fais-le." Ça ne m'a pas simplifié le boulot car c'était très difficile à dessiner, avec les ombres. C'était une vraie gaffe." Un semblable casse-tête s'était déjà présenté quand Fantasio avait inventé l'essuie-glace pour lunettes, Franquin ne pouvait pas imaginer qu'il était le premier à y penser. Sa modestie est réputée. Cette fois-ci, il y met bon ordre: "On les connaît, les gens qui disent: "La modestie est une de mes plus grandes qualités"." Chaque fois qu'on lui pose une question, avant de répondre, le premier réflexe de Franquin est de s'emparer de son crayon noir et de manipuler une feuille blanche posée sur son bureau. "C'est un grand artiste à côté duquel je ne suis qu'un piètre dessinateur", a dit de lui Hergé dans ses Entretiens avec Numa Sadoul. Charlie-Hebdo et le Nouvel Observateur lui ont proposé de travailler pour eux mais il a refusé. Il était bien installé chez lui, vivre à Paris lui aurait posé divers problèmes. "Ça me faisait à la fois plaisir et peur." Un autre bon indice de la cote de Franquin est le marché du faux. D'une part, il vient d'apprendre que le "musée de la BD italien" auquel il avait confié des planches il y a vingt-trois ans était en réalité "une collection privée" et que ces planches sont maintenant sur le marché. D'autre part, outre "le paquet de croquis" qu'on a lui dérobé lors d'un déménagement, des pelletées de faux sont actuellement en vente, jusqu'à 10 000 F la planche, les faussaires rendant explicitement hommage au "coup de patte légendaire de Franquin". Il ne raffole pas des interviews, parce qu'il estime s'y répéter, ou alors parce qu'il y dit "des choses étonnantes", faisant preuve d'"une franchise curieuse, excessive". "Mais je vais vous raconter quelque chose que je n'ai jamais raconté à personne. Je sais pourquoi je suis dessinateur. J'ai eu du succès très jeune. C'était en deuxième année de cours primaire, chez les petits frères. Un jour, le professeur a accroché avec un crampon au-dessus de la porte un essuie-mains très banal comme il y a en Belgique, avec des lignes blanches et rouges qui se croisent. "Dessinez l'essuie-mains", nous a-t-il dit. J'ai dessiné l'essuie-mains et tout le monde a dit: "Comme ce gosse dessine bien!" Je n'ai jamais oublié ce compliment. En 1935, à onze ans, j'ai eu le premier prix d'un concours dans un journal pour enfants, ça a été mon premier dessin publié. C'est sans doute pourquoi je suis devenu dessinateur. Ça vous suffit comme explications?" Là encore, il est comme Gaston: on ne sait pas si Franquin ne se fiche pas plus de ses interlocuteurs que de lui-même.
"Quand je regarde mes petits-enfants, je suis émerveillé. Ils ont un talent et une imagination qui leur servent à jouer intensément, à faire du cinéma et du théâtre pendant des heures. Il y a tellement peu d'adultes qui ont de l'imagination: à quel moment cesse-t-on de s'en servir? Ou alors en ont-ils encore et on ne la voit plus, elle passe tout entière dans leur travail? Je me sens de plus en plus un vieil enfant, ce n'est pas spécialement amusant pour moi, ce n'est pas toujours facile à vivre." Mais son métier, quand même, l'a épanoui. "Un gag, c'est une bonne surprise qu'on se fait à soi-même." n invitant ses intervieweurs au restaurant, Franquin lui-même ne savait pas qu'il leur offrirait en outre un inédit in vivo des aventures de Gaston. Entre le carpaccio de saumon et le stoemp (plat traditionnel belge), Liliane Franquin demande à son époux d'aller lui chercher le mouchoir qu'elle a laissé dans la poche gauche de son manteau. Il file au vestiaire. "Vous allez voir, il va se tromper de manteau", pronostique madame Franquin. Il revient gêné. "Tu t'es trompée, ma chérie. Je n'ai rien trouvé. Il y a juste des gants dans la poche gauche." "Des gants? Mais ils sont dans la voiture." Lui: "Il y a un aussi un stylo-bille Parker dans la poche intérieure gauche. Je l'ai reconnu à la petite flèche." Elle: "Mais il n'y a pas de poche intérieure!" Il s'avère donc que Franquin, non content d'accepter un minimum d'interviews, trie de plus ses intervieweurs sur le volet, n'hésitant pas à fouiller en toute bonne foi leur manteau.
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