Lundi 6 janvier 1997 - Première Edition - numéro 4862

M'ENFIN, FRANQUIN EST MORT
Mathieu Lindon 
(pages 2 & 3)

Je suis né dans une famille où on ne faisait pas beaucoup d'humour. J'avais une énorme envie de rire, j'aurais pu en acheter, me droguer au rire. Je ne riais pas selon mon âge. Mon père était très sérieux, il travaillait dans la banque et il aurait voulu que son fils fasse le métier qu'il avait voulu faire: ingénieur agronome. Ça a certainement déçu mon père que je devienne dessinateur mais, à la longue, on m'a laissé faire." André Franquin est mort dimanche à 73 ans dans le sud de la France. Il était né à Bruxelles en 1924. Son nom reste attaché à Spirou et Fantasio, Gaston Lagaffe et le Marsupilami, Zorglub et le comte de Champignac, Modeste et Pompon. Ils ne les avait pas tous créés, puisqu'il avait repris Spirou en marche en 1946 (il est l'auteur des dix-neuf premiers albums du groom), mais tous étaient frappés de sa marque. Le dessinateur faisait l'admiration de tous, Charlie-Hebdo comme le Nouvel Observateur avaient souhaité qu'il travaille pour eux, et Hergé dit de lui: "C'est un grand artiste à côté duquel je ne suis qu'un piètre dessinateur." Mais celui dont l'œuvre pour les enfants montrait l'immense fantaisie était en fait un pessimiste forcené, comme l'attestent ses Idées noires et plusieurs dépressions. Franquin, le mois dernier, décrivait ainsi dans Libération un séjour à l'hôpital (il était également cardiaque). "Un jour, le kiné m'a apporté une cassette de relaxation pour m'aider à m'endormir. Il l'avait enregistrée lui-même, mais, pendant qu'il le faisait, il y avait des travaux à la clinique. De sorte que la seule chose que j'entendais sur la cassette, c'était le "Tac Tac Tac" des ouvriers."

Après avoir repris Spirou en 1946, Franquin va y adjoindre des personnages secondaires qui prendront une importance croissante: Pacôme Hégésippe Adélard Ladislas, comte de Champignac, puis, surtout, le Marsupilami, dont la queue suffit à détruire n'importe quel colosse à n'importe quelle distance. Sa première apparition publique date de 1953, même s'il a été conçu l'année précédente. Dans son univers réaliste, quotidien, Franquin ajoute ainsi un animal qui n'a aucune vraisemblance. A l'origine, il ne s'agit que de le capturer, c'est une des épreuves que doit affronter Fantasio pour devenir "héritier" d'un vieil oncle. Avec l'aide de Spirou, Fantasio parvient à ses fins, au cœur de la jungle sud-américaine où Zantafio, le cousin mauvais joueur également en lice pour l'héritage, deviendra par la suite un dictateur, lui, infortunément très vraisemblable.

1957 marque la création de Gaston. Au départ, il s'agit juste de remplir des espaces plus ou moins vides du journal Spirou, dans la rédaction duquel Franquin prend grand plaisir à travailler, par des petits dessins dans la marge. Mais le personnage gagne peu à peu de l'ampleur, les marges sont des lieux où le talent de Franquin prospère. Gaffe à Lagaffe!, paru le mois dernier (voir Libération du 5 décembre 1996), est le quinzième album de l'employé parfaitement inutile, celui qui, quand Fantasio le réveille au bureau du journal Spirou où il a passé la nuit à dormir, a immédiatement le réflexe de demander qu'on lui paie toutes ces "heures supplémentaires". Dans le dernier album, lorsque Fantasio lui reproche de ronfler, il répond: "J'ai dû m'endormir en sursaut."

L'immense succès de Gaston, dont le merchandising s'emparera (est-ce au titre de gaffeur qu'il sert encore aujourd'hui à la publicité du Crédit Lyonnais?), n'empêche pas Franquin de se désespérer. Brusquement, en 1968, il arrête Spirou, parce qu'il n'en peut plus de dessiner le petit groom. Il veut faire autre chose. Dans QRN sur Brétzelburg, un de ses derniers Spirou, il décrit une séance de torture: le bourreau de Fantasio fait crisser une craie sur un tableau noir ­ et se tord bientôt lui-même de douleur, flanquant le fou rire à sa victime, parce qu'il se casse un ongle pendant l'opération. "Il y a eu une foule de gens qui m'ont engueulé en me disant: "Il ne faut pas faire des choses comme ça." Ça n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Je me suis dit: "Il faut faire des choses comme ça.""

La première "idée noire" date de 1977. Les albums (parus en 1981 et 1984) proposeront une succession d'histoires épouvantables et drôles. Un homme perdu la nuit dans la forêt finit, épuisé après des heures de marche, par apercevoir, au loin, quelques lueurs. Il court vers elles aussi vite que ses jambes peuvent le porter, supposant que ce sont des habitations. Ce sont les yeux des loups qui vont le dévorer. En épigraphe des Idées noires, une phrase attribuée malicieusement à Sacha Guitry: "Lorsqu'après avoir lu une page d'Idées noires de Franquin, on ferme les yeux, l'obscurité qui suit est encore de Franquin."

Ces dernières années, Franquin avait du mal à dessiner. Ses incursions (avec les Tifous) dans le domaine du dessin animé n'avaient pas toutes été couronnées de succès. La dépression n'était jamais loin, ses proches tâchaient de le protéger au maximum. "Comme Gaston, j'aime dormir, disait-il encore le mois dernier. Mais je dors de moins en moins bien. Je fais des cauchemars. Je me suis toujours beaucoup servi de mon imagination. Maintenant, je fais moins mon métier, mais mon imagination continue. Elle me revient sous forme de cauchemars extrêmement complexes. Ce sont des histoires qui durent des heures. Je suis perdu dans des impasses, dans des labyrinthes. Je suis en bagarre contre mon imagination." Franquin vieillissant s'était aussi fait "collectionneur de phrases". Il citait, il y a deux ans (lire Libération du 25 octobre 1994), celle d'un scupteur belge, Pierre Caille: "Je suis un pessimiste profond qui à chaque instant s'émerveille", ou d'autres, de lui: "Dans l'estomac d'un requin, on n'est pas mordu", "La vie a mis longtemps à devenir courte". Et Franquin de commenter: "A 70 ans, la sensation du temps qui passe est très différente de celle qu'on a enfant. J'aurais plus dû collectionner les phrases, j'en ai connu de belles".

 

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