Lundi 6 janvier 1997 - Première Edition - numéro 4862


EDITORIAL
LAURENT JOFFRIN

Pédagogie subversive

Il y a des clowns tristes. Franquin était un humoriste sinistre. Mieux: un humoriste dépressif, plusieurs fois soigné pour ses idées noires. Son premier personnage s'appelait Modeste. Franquin se voulait effacé. A rebours de toute prétention, il se voyait en artisan, dont la vie n'avait pas d'intérêt. C'est sans doute ce décalage, ce retrait volontaire, cette fêlure, qui ont magnifié son talent, qui ont fait de ce virtuose dans un art mineur, admiré de tous ses pairs, à commencer par Hergé, quelque chose de plus qu'un simple amuseur pour enfants (ou pour baby-boomers nostalgiques: c'est la même chose).

Sans y penser vraiment, encore moins le théoriser, Franquin a introduit dans ses bandes ­ et par la bande ­ un ingrédient qui le place parmi les vrais comiques: la subversion. Né dans les années 50, en plein décollage économique, en ces temps de rationalisation technicienne et de triomphe de la raison marchande, Lagaffe, son personnage préféré, est un salarié calamiteux, anarchique et poète, bon à rien, génie de l'inutile. Dans cette France et cette Belgique vouées à la croissance et à l'efficacité, Gaston dynamite toutes les idoles de l'heure, le marketing, la gestion, la productivité et la rentabilité, tous les conformismes de la production. Dans les aventures de Spirou, le groom bondissant, ce sont les autorités les plus révérées qui passent l'une après l'autre à la moulinette du gag. Le maire est un imbécile sentencieux, le savant fou Zorglub un géant du ratage, et les dictatures de l'Ouest et de l'Est, en Palombie des colonels ou dans la Chine du Parti communiste, des univers grotesques quadrillés par des pantins.

Franquin n'allait jamais au-delà du gag. Jamais une phrase, jamais une maxime, jamais une intention affichée. La densité du trait et l'économie du mot. Employé par une maison catholique et conformiste, à des fins d'édification de l'enfance, il avait détourné sa mission. Sa pédagogie du rire était insolente aux puissants, écologique avant la lettre, allergique aux disciplines. Au fond, peut-on trouver meilleure littérature pour enfants?

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